Eliane de Larminat, doctorante au LARCA, a prononcé l’hommage suivant lors de la cérémonie en l’honneur de François Brunet le 27 janvier 2019 à l’Université Paris Diderot.
François parlait souvent, ces derniers mois, du sentiment qu’il avait d’arriver à une forme d’aboutissement où il semblait voir aussi un début de fin de carrière, avec toute une génération de thèses qui arrivaient à leur terme et qui matérialisaient une sorte de « champ », qu’il avait cultivé sans dirigisme. Il y avait une forme de mélancolie dans ces moments de ressaisie; mais nous écoutions cela de manière plutôt optimiste dans la mesure où cet aboutissement coïncidait avec les fins de nos propres thèses – comme en témoignent les trois soutenances de 2018, les quatre (dont la mienne) qui sont prévues à l’automne 2019, et les trois qui doivent suivre en 2020. Quelque chose est accompli, avec la mort de François, mais nos thèses sont encore en train d’advenir et son influence intellectuelle et humaine lui survivra.
Il est d’usage d’ouvrir le volume de sa thèse de doctorat par des remerciements, et en premier lieu des remerciements adressés à son directeur de recherche. Je réfléchissais cet automne, dans un interstice de la rédaction, à la manière dont je pourrais dire toute ma reconnaissance en une phrase, suffisamment formelle, en ouverture de ma thèse. Et s’il me faut aujourd’hui rendre hommage à l’homme qui nous a formés à la recherche, ce sont encore des remerciements que je voudrais formuler – à cette même troisième personne que l’on utilise en ouverture de ses remerciements de thèse.
Nous avons toujours rencontré François dans un cadre institutionnel, dans ses bureaux à Charles V, au collège franco-britannique et à Olympe de Gouges (sauf quand nous étions aux États-Unis et qu’il nous donnait parfois rendez-vous sur skype). C’était un homme pudique, et tous nos échanges en français se faisaient à la deuxième personne du pluriel. Néanmoins, il y avait souvent une forme de joie très claire dans les conversations que nous avions, et l’intensité que tous décrivent en parlant de lui. C’était aussi un directeur très occupé ; mais il n’avait jamais besoin que nous lui rappelions sur quoi nous travaillions ou bien où nous en étions, et quand nous le voyions il était complètement disponible. Je me souviens de la feuille blanche qu’il plaçait devant lui, une feuille complètement libre, qui attendait des nouvelles ; il y prenait quelques petites notes au stylo.
Le jour où je suis arrivée pour lui présenter un problème lourd et complexe, un problème à la fois moral, stratégique, politique, et scientifique, François a été complètement disponible, ne s’est retiré dans aucune forme de distance ; il a été un vrai soutien, solide, courageux, et voyant loin. Je suis sortie de ce rendez-vous croyant en l’université grâce à lui, à travers lui.
Tous les doctorants de François étaient dans une forme d’orbite, avec laquelle nous savions qu’il nous faudrait prendre nos distances après la fin de la thèse, mais sans que faiblisse vraiment l’attraction très forte qu’il a exercée sur nous et qui nous a mis en mouvement. François était pour nous le rayonnement de l’université, pour reprendre un mot galvaudé et très institutionnel. Plusieurs de ses doctorants et anciens doctorants ne sont pas français et ont d’abord été formés dans des universités étrangères. Tous, nous avons fait des choix — le choix de la thèse, le choix de l’université comme carrière possible, le choix de l’université française, le choix des études anglophones. Tous ces choix étaient orientés, au moins en partie, par la figure d’universitaire que François incarnait, une figure d’enseignant-chercheur dans le sens le plus plein que cette formule peut avoir.
Il était un enseignant exemplaire, jamais figé ; le programme de son séminaire de M2 changeait chaque année et d’ailleurs il ne faisait jamais cours assis. Quand j’étais en master j’avais l’impression que son séminaire avait de l’importance pour lui ; j’ai par la suite vérifié son attachement à l’enseignement en voyant combien il avait à coeur de nous former à cette mission (j’ai des notes de rendez-vous au début de la thèse qui portent beaucoup sur des questions liées à l’enseignement, à la fois très pratiques et de très haute volée – de même que le très pratique et le très lointain, très inspirant, sont les deux pôles auxquels il travaillait avec ses étudiants et ses doctorants.)
François n’était pas seulement un enseignant mais un enseignant-chercheur curieux, qui s’intéressait à tous les publics que ses recherches pourraient toucher — et je le sais pour avoir enseigné à des étudiants de diverses licences un cours qu’il avait voulu basé sur son livre l’Amérique des images; il s’intéressait aux travaux des étudiants, réclamait les meilleurs dossiers à la fin de chaque année universitaire, projetait d’étendre le livre en incluant ces travaux sous une forme qu’il cherchait encore.
Et tout comme il était véritablement curieux de ces travaux d’étudiants de L1 et L2, il était curieux de ce qui sortirait de nos thèses. Il semblait en attendre quelque chose. Il nous parlait toujours de nos travaux (et de ceux de nos collègues doctorants et d’autres chercheurs), et rarement des siens. Nous avions l’impression très vive qu’il pensait vraiment à nos recherches entre les rendez-vous, sans nous, et qu’il avait une vision de où nous pourrions aller, tout en restant ouvert aux changements de direction, aux détours que nous pouvions trouver. Il était patient. En fait, il avait une capacité proprement extraordinaire à nous donner confiance en nos thèses. Cette confiance est infiniment précieuse en ces jours où nous apprenons à travailler en son absence.
Ce qui m’apparait aujourd’hui comme très précieux aussi, c’est la façon dont il nous avait en quelque sorte préparés à aborder la fin de la thèse comme une période plus difficile et plus douloureuse que ce que nous aurions tous pu prévoir. Il parlait régulièrement de sa propre expérience de la thèse, les 11 ans de thèse, les 4 ans de bourse Thiers « à ne rien écrire » (d’après lui!), le rapport à trouver entre l’enseignement et la rédaction. Il n’était pas facile de réconcilier ces aveux de difficulté avec la figure d’un directeur tellement brillant et qui pouvait produire tant de travaux et tant d’idées. François avait une vision complexe de la thèse ; il parlait du rapport entre le désir et le social – l’importance d’entrer dans la recherche par le désir, la nécessité de s’adresser aux autres par l’institution et donc de passer le désir au filtre du social ; mais il disait qu’à la fin, il doit normalement rester encore du désir. Surtout, il était attentif aux difficultés et aux souffrances de chacun. Il prenait au sérieux, toujours avec la pudeur qui lui était propre, le fait que nos vies de jeunes chercheurs étaient des années de vie tout court; sans euphémisme. Il parlait des vertus thérapeutiques de la soutenance de thèse comme rituel. Et sa bienveillance en même temps que son sérieux dans les jurys de soutenance témoignent du prix qu’il attribuait non pas simplement aux idées mais aussi au travail intellectuel et aux travailleurs intellectuels. Ses qualités de presque médecin de la thèse nous manqueront terriblement.
Mais il nous a laissé beaucoup pour continuer sans lui. D’abord, tout en s’ occupant de nous avec soin, par exemple dans tous les problèmes pratiques de la thèse, il a essayé aussi de nous former à l’autonomie, avec sa direction tout à la fois « de près et de loin ». Ainsi nous ne continuerons pas à travailler « pour lui », mais nous travaillerons en le gardant en tête, en le gardant comme repère.
Il nous laisse le modèle et l’inspiration d’une position de recherche qui donne sens au travail d’enseignant-chercheur et à la recherche comme formation ; le modèle d’une parfaite honnêteté intellectuelle et d’une grande attention donnée aux résultats, qui ne méprisait rien. (J’ai le souvenir d’une collègue en master me racontant que François avait dit d’un air très sérieux : « Je n’ai jamais rien lu ou entendu là-dessus, c’est vraiment très intéressant. »). Il n’y avait pas besoin de « révolutionner le champ des savoirs » ni de « faire des phrases obscures », mais il fallait penser avec attention ; les idées n’ont pas à se montrer autres qu’elles sont mais elles doivent être menées aussi loin qu’elle peuvent aller. François savait ainsi dégager l’importance de découvertes qui pouvaient nous sembler minimes, comme un rayon de lumière qui allume un paysage. L’ambition et la modestie conjointes, qui le caractérisaient, donnaient du sens aux travaux de recherche que nous entreprenions. La perspective que nous donnait François, c’était à la fois un sentiment de possibilité, d’ouverture intellectuelle, d’absence de limitation à la pensée (et un goût pour la théorie), mais aussi un respect des temps de latence qui font naître les idées, une capacité à faire droit à la résistance des sujets et au silence des archives, à suivre le matériau avec confiance au lieu de le plier à un propos.
De manière plus tangible, François nous laisse des travaux, des souvenirs, des notes de rendez-vous, des annotations de thèse, et des formules énigmatiques. Au printemps dernier, à la journée d’études des doctorants du laboratoire, pendant la séance d’« échanges sur la rédaction de thèse », François a ainsi dit cette phrase étrange : « Beaucoup de choses se passent par magie ». François avait quelque chose d’un alchimiste, qui, dans les mots de ma collègue Chiara Salari, « trouvait la liberté à l’intérieur du système » en alliant « honnêteté intellectuelle et élasticité mentale, solidité morale et approche stratégique, spiritualité et pragmatique. » Spiritualité et pragmatique, voilà bien la science de l’alchimie. J’espère que nous trouverons un peu de cette liberté et de cette magie, en travaillant maintenant sans l’alchimiste qu’était François mais dans la lumière qu’il créait.
– Eliane de Larminat