Jean-Marie Fournier, directeur de l’UFR Études anglophones signe ici un hommage au nom de toutes celles et ceux qui ont eu la chance de travailler et d’étudier aux côtés de François Brunet.
François Brunet vient d’accomplir ce que l’anglais nommera son passage.
Notre douleur ne compte pour rien à côté de celle de ses proches, à qui, au nom de l’UFR d’Etudes Anglophones et du LARCA, je souhaite dire ici notre pleine affection et notre complète sympathie. Cette douleur est cependant elle aussi très vive, et c’est par une émotion d’une intensité et d’une unanimité rares que nous, ses amis, ses collègues, ses étudiants, avons accueilli ce départ et le manque tout personnel qu’il a créé en chacun de nous, preuve que François avait ce don très rare de savoir se faire à peu près tout pour tout le monde.
Nombreux sont ceux qui m’ont écrit pour dire leur estime et leur affection pour François, ainsi que leur regret de ne pouvoir être ici aujourd’hui, trop éloignés, souffrants ou pris par des engagements incontournables : leur liste est trop longue pour que je puisse les citer tous. Qu’il me soit permis d’évoquer seulement Antoine Cazé VPRI, en mission à l’autre bout du monde, Frédéric Ogée, ancien PRI, en délégation aux Etats-Unis, Monica Michlin, Présidente de l’AFEA, représentée par le Vice-Président, Mathieu Duplay, Wilfrid Rotgé, Président de la SAES, Liliane Louvel, Présidente d’ESSE, Jean Viviès, Président de la 11ème section du CNU et Suzy Halimi, Présidente honoraire de l’Université Sorbonne-Nouvelle Paris 3 qui, tous, m’ont dit qu’ils auraient aimé partager ce moment et qu’ils s’uniraient en pensée à cette cérémonie.
Ce qui définissait sans doute le mieux François, au-delà de son sourire, de son intensité, de son rayonnement, était l’extraordinaire capacité qu’il avait d’écouter, sans réserve, quiconque venait lui parler : François savait s’effacer pour écouter vraiment ce que l’on avait à lui dire, ce que l’on avait parfois simplement à dire.
Cette pleine disponibilité à autrui, que lui reconnaissent unanimement tous ceux qui m’ont parlé de lui, le rendait d’une certaine façon insaisissable, non par plaisir ni par jeu mais par modestie et indifférence à soi-même et parce qu’il estimait devoir se taire pour laisser plus de place à l’autre, qui se tenait devant lui : aussi bien, au moment de dessiner son caractère, s’aperçoit-on que l’on sait au fond peu de choses à propos d’un homme que l’on croyait pourtant bien connaître – aussi bien s’aperçoit-on que François s’est toujours donné à voir sous les dehors d’un mystère – ce qui ne devait d’ailleurs sans doute pas déplaire à son côté taquin – assurément, et pourtant ce mystère sut toujours rester proche, à la fois souriant et bougon, présent et pudique certes, mais accessible et aimable, un mystère qui vous scrutait jusqu’au fond des yeux avec bonhomie.
François était, ensuite, habité d’une conscience éminente. De cela, il ne faisait nul mystère et ses engagements étaient connus. Eminente, sa conscience était inquiète, jamais satisfaite, traquant toujours le faux-fuyant, le compromis, la tangente, le mot inexact où il voyait toujours un mensonge en puissance – une conscience rigide dans ses valeurs, et souple dans son humanité, une conscience sans compromis mais ouverte à la compréhension d’autrui et de ses faiblesses potentielles : la conscience d’un homme aguerri aux textes, buriné par les combats, pêtri de convictions, sachant douter de soi. Cette conscience s’incarnait ; elle était à l’œuvre : des années durant, François fut dans les conseils un élu infatigable et exemplaire, toujours là, toujours vigilant, doté d’une extraordinaire capacité à voir les enjeux, présents et à venir, à comprendre à la fois leur détail immédiat et technique et leur contexte large. Là comme ailleurs, son engagement fut total et ses prises de parole, souvent brèves et parfois elliptiques, furent essentielles. Engagé dans les instances de l’Université, il fut naturellement aussi très impliqué dans la vie de l’UFR, en particulier dans celle du laboratoire, le LARCA, dont il assumait la direction et auquel il consacrait tant de temps, ceci au moment si délicat de sa transformation en UMR. De cette transformation, sa vision, sa capacité de travail, son entregent et sa surface scientifique furent des facteurs déterminants. Par passion et sens du devoir, François mettait dans tout ce qu’il entreprenait son inépuisable énergie : de la conduite de la politique de recherche de l’équipe à celle de ses propres projets, de l’encadrement de ses mastérants ou de ses doctorants à celui de ses étudiants de licence, il se faisait une gloire d’apporter à tout la même rigueur et le même engagement sans repentance ni réserve. La Classe Exceptionnelle des Professeurs et la reconnaissance que lui avait accordée le jury de l’IUF ont, entre autres, salué ces vertus, et je dois le dire, rarement le qualificatif d’« exceptionnel » fut plus mérité.
A la conscience aiguë qu’il avait de l’importance de ses missions, François ajoutait une remarquable acuité de perception – ce qui faisait de lui un critique au sens le plus fort du terme, tout en lucidité bienveillante. Sans jamais cesser de voir les défauts et les manques, il voulait et savait pointer son regard et celui des autres vers ce qui était fort, vers ce qui était positif. Critique remarquable, François était naturellement aussi et pour la même raison un pédagogue hors pair, à la générosité d’autant plus grande qu’elle n’était jamais naïve. La trace qu’il laisse par son œuvre et par l’impact qu’il eut auprès de tous ceux qu’il a formés est exceptionnelle. Sa recherche sur la photographie américaine prise dans sa dimension théorique et historique, sujet dont il est l’un des premiers et des meilleurs spécialistes mondiaux, a fait et continuera longtemps à faire date. Sa « Naissance de l’idée de photographie » aux éditions PUF en 2000, son « Amérique des Images » en 2013 chez Hazan, et sa « Photographie : histoire et contre-histoire » toujours chez PUF en 2017, sont des livres exemplaires d’originalité, d’intelligence et d’érudition – de ceux qui feront pour longtemps autorité.
Conscience éminente, homme de convictions et d’énergie, homme engagé et passionné, critique perspicace et bienveillant, François avait enfin tout d’un érudit, mêlant à cette érudition aussi large qu’hétéroclyte quelques brins de paradoxes. Lui qui était ancien élève de l’ENS Ulm, Agrégé de grammaire, se passionnait par le Russe et qui avait choisi de se tourner vers les études américanistes après un séjour de plusieurs mois au Japon, cultivait, dans un cabinet intime d’insatiables curiosités, et entre autres gourmandises, le goût de la philatélie, celui de la cartophilie, de la photographie, de l’histoire des arts, de la politique et de la pêche à la ligne. Rarement cependant pareil éclectisme fut plus éclairé, plus cohérent dans ses ramifications, plus pensé. Rarement aussi ces goûts d’un autre temps furent à ce point en prise avec le temps présent. François, l’homme des antiquités grecques et latines parfois un peu suranné dans l’hétéroclyte de ses goûts, réfléchissait en effet toujours au plus près de la pensée la plus contemporaine, dont il connaissait à la perfection les enjeux les plus acérés et avec laquelle il entretenait l’engagement le plus immédiat et le plus inquiet avec la méticulosité et la gourmandise scrupuleuse de celui qui a une fois maîtrisé les arcanes de l’accentuation grecque et des verbes en -mi. Comme ce savoir scrupuleux ne lui suffisait pas, ou plus, il le complétait par un goût immodéré pour le débat et l’ampleur de la chose intellectuelle dont l’anglistique, ce champ magnétique qui n’est pas un domaine mais le lieu des possibles où peuvent résonner entre eux les savoirs, lui donnait la liberté.
Mille fils, mille liens, dans ces domaines comme dans la vie, viennent brutalement de se rompre. L’on ne peut que s’étonner de leur nombre tant il est vrai qu’au fond nul ne songeait jamais à les rassembler, et tant il était vrai aussi que François était le seul à les connaître tous : mille projets personnels et partagés, mille dialogues entamés, mille attentes resteront ainsi inéluctablement en suspens. Ces multiples non sequitur vont devoir trouver à se résoudre, tant bien que mal, mais le centre vital de tous ces tissages ne viendra plus en ordonner le dessein. François continue sa quête ailleurs, et le vide brutal qu’il laisse au cœur du tableau est pour nous, aujourd’hui, douloureux, assourdissant : il dit ce que nous avons perdu.
– Jean-Marie Fournier