La pandémie de Covid-19 jette une lumière crue sur le paradoxe de notre vulnérabilité commune. Comme le rappelle la philosophe Judith Butler dans une interview récente, si nous sommes tous potentiellement exposés à ce nouveau virus en raison des relations d’interdépendance qui forment la trame de notre vie sociale, certains groupes ou catégories font face à un risque exacerbé, qui n’est souvent que le reflet des inégalités socio-politiques qui régissent notre monde globalisé. Parmi ces groupes, les minorités ethniques – Noirs et Latinos aux États-Unis, populations originaires des anciennes colonies britanniques au Royaume-Uni – paient un tribut particulièrement lourd, car de leurs rangs provient régulièrement la main d’œuvre invisible qui permet à la machine de nos économies capitalistes de tourner, même lorsque celle-ci est pour partie à l’arrêt. Pour eux, le confinement, qui en l’absence d’arsenal thérapeutique est pour l‘instant la principale réponse à l’épidémie, aura été au mieux une illusion, au pire un mode d’existence interdit.
À l’heure où justement la levée du confinement se met lentement en place en Europe, avec son lot d’incertitudes et la menace de son retour en cas de nouvelle vague épidémique, la lecture d’un texte où le récit d’une expérience de réclusion à la fois volontaire et forcée vient croiser une réflexion sur les questions de race et de genre, au sens de l’anglais gender, offre une mise en perspective utile de certains enjeux que soulève la crise que nous traversons, mais aussi, peut-être, une manière de réinventer nos rêves de liberté. Ce texte, désormais bien connu des spécialistes de littérature noire américaine, est un récit d’esclave publié par Harriet Jacobs en 1861, au début de la Guerre de Sécession, et intitulé Incidents in the Life of a Slave Girl. Sous le pseudonyme de Linda Brent, Jacobs y dénonce les horreurs de l’esclavage et en particulier les menaces de viol que son maître, le docteur Flint, fait peser sur elle, mais que la loi ignore du fait de son statut d’esclave. Brent/Jacobs finira par s’échapper et gagner les états du Nord non-esclavagistes avant d’être affranchie et de s’engager pour la cause abolitionniste. Auparavant toutefois, elle aura passé sept longues années cachée dans une mansarde d’à peine plus de deux mètres de long sur deux de large et moins d’un mètre de haut, sous les combles de la maison de sa grand-mère. Privée d’air et de lumière, avec les rats pour seuls compagnons, elle attend patiemment qu’une occasion de s’enfuir s’offre à elle, tandis que son état de santé se détériore rapidement sous l’effet des fortes chaleurs qui s’abattent sur la Caroline du Nord en été et du froid mordant en hiver qui lui cause des gelures aux pieds et aux mains. La durée et les conditions particulièrement pénibles de sa réclusion ont longtemps fait douter les lecteurs de la véracité du récit, avant que la critique Jean Fagan Yellin ne produise à la fin des années 1980 une édition critique du texte qui mette un terme à ce débat.
Quoique délibéré, le confinement de Jacobs s’apparente d’abord à un enterrement prématuré qui vient rappeler que l’esclavage équivaut à ce que l’historien Orlando Patterson a appelé, dans Slavery and Social Death (1982), une mort sociale. Mais ce tombeau est aussi le lieu de la résurrection et Jacobs joue volontairement sur l’analogie entre l’esclave noire et la figure du Christ rédempteur. Progressivement, la mansarde qui lui sert à la fois de refuge et de prison devient une fenêtre ouverte sur le monde. À la faveur d’un trou percé à l’aide d’une vrille accidentellement laissée dans l’une des planches par son oncle lors de travaux antérieurs, elle observe les allées et venues de son maître honni, mais aussi celles de ses enfants dont la vue lui procure une joie sans pareille et pour lesquels elle coudra habits et poupées, comme beaucoup cousent aujourd’hui des masques de protection pour eux-mêmes et pour d’autres. Loin de se limiter à une tâche domestique, signe d’une féminité soumise, son activité de couturière symbolise au contraire toute l’éthique de Jacobs, que la philosophie contemporaine nomme le care et qui renvoie tout à la fois à la pratique du soin et au souci de l’autre.
Quand elle découvre la petite vrille fichée dans le bois, cet instrument qui lui fait littéralement recouvrer la vue, elle se compare même à Robinson Crusoé et transforme l’expérience douloureuse de son confinement en roman d’aventures intérieures, faisant d’elle-même, l’esclave noire, un double spectral, voire un rival féminin, de la figure classique d’une masculinité blanche, ingénieuse, industrieuse et entreprenante, voire capitaliste et impérialiste. Du même coup, Jacobs suggère que le grenier qui lui sert de prison est un peu comme le « château » que Crusoé s’est construit et dans lequel il se réfugie précipitamment après avoir découvert sur le rivage des traces de pas qui, pense-t-il, ne peuvent qu’appartenir à de terribles cannibales. Dans la fantasmagorie que suscite Jacobs, le maître prend les traits du véritable barbare et le texte inverse subtilement la hiérarchie entre Blancs et Noirs qui sous-tend la logique raciste de l’esclavage.
Pour Jacobs, le confinement ouvre ainsi la voie d’une échappée belle. Ce paradoxe, le texte le désigne sous l’expression de « loophole of retreat », où la retraite, le retrait hors du monde, est le prélude à l’évasion. Mais le mot qu’elle choisit, « loophole », renvoie aussi à ces artifices légaux qui permettent d’exploiter une faille juridique, un vide dans la loi. En se réappropriant la liberté qui lui est déniée, Jacobs se met hors la loi pour mieux faire apparaître toute l’iniquité de la loi qui assimile injustement la personne de l’esclave à une marchandise.
Durant les mois et les années de son enfermement, elle rêve d’ailleurs et de possibles depuis les confins de la captivité. La fuite de Jacobs est d’abord immanente ; c’est celle de l’esprit avant d’être celle du corps, car l’imagination est sans limites. Mais la détention renferme plus que la simple promesse d’une libération : elle permet sa mise en œuvre par la pensée. Modèle de courage et de volonté, figure de la résistance des Noirs Américains contre l’esclavage et sa survivance à l’époque contemporaine, Jacobs est aussi un exemple en ces temps de pandémie qui auront vu le confinement de près de la moitié de la population mondiale. Depuis son « loophole of retreat », elle nous invite à rêver avec elle. Elle nous enjoint d’imaginer autre chose que l’exploitation et la marchandisation de nos existences, car son récit affirme avec force ce que la poète et critique Fred Moten appelle, dans Black and Blur, « la victoire inachevée de ces choses qui refusent d’être achetées ou vendues justement lorsqu’elles le sont ».
Université de Paris, LARCA, CNRS, F-75013 Paris, France
Marie Skłodowska-Curie Fellow, University of Oxford