Au niveau institutionnel, Trump est sur la défensive. Une des rares conclusions optimistes que l’on puisse retirer des premiers mois de son administration est bien que le système des contre-pouvoirs fonctionne. En bloquant le décret présidentiel interdisant l’entrée des musulmans de plusieurs pays moyen-orientaux, les cours fédérales sont apparues comme la principale barrière contre l’administration. Mais ce coup d’éclat ne doit pas masquer que les cours – y compris la Cour suprême – sont les plus susceptibles d’être modifiées par Trump, comme l’indique le succès de la nomination de Neil Gorsuch à la Cour suprême. C’est du côté du Congrès qu’il faut chercher un contre-pouvoir collectif beaucoup plus redoutable. Y aurait-il des membres du Congrès prêts à se valoriser au détriment d’une administration affaiblie, qui disposeraient d’une panoplie de procédures pour rendre toute action par l’exécutif irréalisable ?

 

Les relations de l’administration Trump avec les républicains du Congrès sont catastrophiques. Pourtant, la donne post-électorale les force à réévaluer leurs relations mutuelles et à établir une relation de confiance – fût-elle artificielle. Cela fait donc des mois que les républicains du Congrès font preuve de bonne volonté et d’indulgence à l’égard de Trump, parce qu’ils savent qu’aucun élément de leur programme ne peut être adopté sans son soutien. Sous l’impulsion de Mitch McConnell au Sénat et Paul Ryan à la Chambre des représentants, les républicains ont fait le maximum pour aider ce président qui, mal élu, est néanmoins un des leurs. McConnell a notamment bousculé toutes les traditions établies pour essayer de faire passer la réforme de l’assurance-maladie, en évitant toute audition et en procédant au vote. Même après Charlottesville, les républicains ont évité d’accabler le Président : après les condamnations rhétoriques, aucun n’a voulu donner d’ampleur au drame, en lançant par exemple une enquête du Congrès. Ces ouvertures vont se poursuivre, au moins jusqu’aux élections de mi-mandat de l’année prochaine, car il serait suicidaire pour les élus républicains de n’avoir rien d’autre à leur crédit qu’une succession de conflits avec une administration du même parti. Mais le Président, lui, ne fait pas d’efforts. Au contraire, il critique tous les édiles du parti – y compris McConnell -, multiplie les tweets intempestifs, gouverne par décrets et n’hésite pas à s’allier aux démocrates.

Pris dans un environnement hostile, le Président souffre aussi d’illisibilité idéologique. Sa campagne a brouillé les cartes. En mobilisant à la fois un populisme de gauche (protectionnisme) et de droite (anti-immigrés), elle fut une illustration de la façon dont le cycle conservateur entamé au début des années 60 s’est épuisé en un populisme de la dénonciation et de la colère. Incarnée par un Trump dont la vulgarité provocatrice confirmerait la vacuité idéologique, cette «cannibalisation» du conservatisme par le populisme n’est pourtant en rien une nouveauté. Déjà lors de la campagne présidentielle de 1964, l’historien Richard Hofstadter dénonçait le «style paranoïaque» qui caractérisait, selon lui, la politique américaine. Son article était une critique cinglante du candidat républicain d’alors, Barry Goldwater, dont la campagne contre l’establishment du Grand Old Party, beaucoup plus modéré, avait choqué. Les démocrates le dépeignirent, aisément et avec succès, sous les traits d’un extrémiste hostile aux droits civiques à qui il était impossible de confier l’arme nucléaire. Pour Hofstadter, cette campagne était celle de la colère, d’une hostilité haineuse de Blancs conservateurs dont les passions sont exagérées par le soupçon et les fantasmes conspirationnistes. Autant de qualificatifs retrouvés peu ou prou pour décrire Trump – alors symptôme d’une crise profonde de la droite américaine.

Le chaos qui en résulte ne doit pas dissimuler à quel point il utilise tous les pouvoirs à sa disposition pour assurer sa seule survie politique. La présidence forte héritée du New Deal repose sur le lien plébiscitaire que le Président établit avec l’opinion pour bouleverser les «checks and balances» et imposer ses idées. Si tous depuis lors ont mis à profit cette dynamique pour rassembler le pays sous leur bannière, Trump est le premier à la dévoyer en jouant au contraire des divisions du pays pour renforcer ses soutiens. Il est en fait le premier qui soit aussi clairement en campagne permanente : son comité de réélection pour 2020 a déjà été créé. Il est sans doute aussi le premier qui gouverne ouvertement pour son seul électorat, au risque de rouvrir les vieilles plaies de la société américaine. Trump se soucie d’entretenir le mouvement qui l’a porté au pouvoir. Tout comme son lointain prédécesseur Andrew Jackson (1828-1836), dont le portrait orne dorénavant le bureau ovale, illustrait pour la première fois le potentiel de la présidence dans un contexte de démocratisation du suffrage. Trump, lui aussi, illustre les mutations de la présidence, mais dans un contexte fort différent : celui d’une apathie citoyenne où les médias omniprésents, la surenchère partisane et le financement privé des élections nourrissent la défiance de ceux qui se sentent abandonnés. Trump est le résultat de cette crise et, par son comportement, la nourrit en retour. Sa pratique hypermédiatisée, électoraliste et brusque de la présidence n’est pour l’instant pas motif de destitution, mais elle entretient les pires travers de la démocratie américaine.

Auteur de l’Impossible Présidence impériale (éditions du CNRS, 2016).

François Vergniolle de Chantal Professeur de civilisation américaine à l’université Paris-Diderot. Codirecteur de la revue «Politique américaine».