La revue Politique Américaine publie son numéro 39, dont le dossier central a été coordonné par Alice Béja (Sciences Po Lille) et s’intitule « Politique et alimentation aux États-Unis ».

L’alimentation n’échappe pas au processus de politisation aux États-Unis. En témoignent les débats récurrents autour du rôle des géants agro-alimentaires dans l’« épidémie » d’obésité, l’émergence de systèmes alimentaires alternatifs ainsi que la popularité croissante de nouvelles habitudes de consommation telles que le végétarisme ou le choix d’ingrédients biologiques, équitables, labellisés.

    Les six contributions de ce numéro de Politique américaine explorent les différentes échelles auxquelles les questions alimentaires se posent outre-Atlantique, de l’individu rejetant les normes nutritionnelles dominantes par le biais d’une mise en scène de son « corps mangeant » sur les réseaux sociaux à l’échelon fédéral auquel se négocie le montant de l’aide alimentaire, en passant par l’échelon communautaire des fermiers Dinés revendiquant une forme de décolonisation agricole en territoire navajo.

    La conclusion de cette réflexion collective est sans ambiguïté : que ce soit dans les instances politiques traditionnelles (assemblées législatives, agences fédérales, ministères), dans l’arène médiatique ou dans la sphère familiale, la nourriture est plus que jamais vue comme centrale dans la construction d’une société états-unienne plus juste et plus inclusive.

Accès CAIRN : https://www.cairn.info/revue-politique-americaine-2022-2.htm 

Notre collègue François Vergniolle de Chantal appartient au comité de rédaction de la revue.

Sommaire

Editorial – Aurélie Godet (Nantes Université) 

DOSSIER

Nourrir le corps politique – Alice Béja (Sciences Po Lille) 

Unis contre la faim ? Associations caritatives, pouvoirs publics et industrie dans l’économie politique des banques alimentaires – Joshua Lohnes (West Virginia University) 

Suite à la délégation de services publics vers des acteurs privés sous la présidence Reagan, l’économie des banques alimentaires aux États-Unis est devenue un marché de plusieurs milliards de dollars. Les mouvements sociaux et politiques qui ont institutionnalisé les réseaux alimentaires caritatifs sont divers et hétérogènes, illustrant les intérêts concurrents d’un système alimentaire américain depuis longtemps aux prises avec des tensions paradoxales entre le gaspillage alimentaire et la faim. Cet article analyse l’économie morale de la lutte contre la faim au sein d’un mouvement social diversifié qui négocie un ensemble de codes juridiques et de normes sociales établis au cours des quarante dernières années. Il fait l’hypothèse que les réseaux caritatifs sont un point d’observation privilégié de la compétition politique autour de l’avenir du système alimentaire américain.

Coopération, autonomie et territoire politique : les Systèmes Alimentaires Locaux aux États-Unis – Clémence Nasr (ULB / Sciences Po)

Au sein de la tendance des circuits courts alimentaires, les Systèmes alimentaires locaux (SAL) se distinguent en raison de l’importance attachée à l’échelle locale et à la proximité géographique entre producteurs et consommateurs. Aux États-Unis, ils pointent également la revitalisation de la communauté. La littérature se concentre précisément sur les risques inhérents à cette échelle : idéalisation et, surtout, repli identitaire et sécession par rapport à la société nationale. Si cette analyse est justifiée, elle n’épuise pas la réalité des SAL. Nous voulons montrer, en les considérant depuis le point de vue de la philosophie sociale, que ceux-ci renferment la possibilité que se mettent en place de véritables rapports coopératifs débouchant sur la maîtrise collective du cycle alimentaire. Dès lors, le territoire agri-alimentaire local revêt une dimension politique qui ne relève pas de l’identité, mais bien de l’aspiration à une forme d’autonomie.

La souveraineté alimentaire au cœur des mobilisations décoloniales et anti-capitalistes : le cas de la communauté autochtone Navajo pendant la pandémie de covid-19 – Eugénie Clément-Picos (Institut des Amériques)

Cet article analyse l’évolution du rôle des fermier·es Dinés  de la réserve amérindienne Navajo, dans le Sud-ouest des États-Unis. La nation Navajo cristallise les problèmes du sud-ouest du pays : accès à l’eau, à l’alimentation, manque d’emplois, crise climatique et gouvernance. Dans une perspective ethnographique, les différentes formes de violence rencontrées sont analysées à partir des pratiques et discours des fermier·es. Entre négociations et tensions avec les ONG, les autorités tribales et fédérales, les fermier·es doivent combiner un idéal d’autonomie en interdépendance avec les attentes de la communauté Navajo et la réalité économique. Cet article propose un matériau original pour l’examen et la compréhension des luttes environnementales et défis alimentaires pendant la pandémie de covid-19.

The Intimate Politics of Soul Food: On the Tastes and Distastes of a New Orleans Black Middle-Class Family – Nicolas Larchet (Université Le Havre Normandie) 

Ces dernières années, la cuisine traditionnelle du Sud des États-Unis a été à la fois adoptée par la culture populaire américaine et stigmatisée pour sa contribution à l’épidémie d’obésité. Issue d’une fusion d’influences africaines, européennes et amérindiennes, la cuisine du Sud est véritablement américaine, mais fait l’objet d’appropriations conflictuelles par les communautés blanches et noires. À partir d’une ethnographie des pratiques de consommation d’une famille noire de classe moyenne de La Nouvelle-Orléans, cet article vise à dépasser les présupposés culturalistes réduisant la « soul food » à une tradition du passé et les Africains-Américains à un groupe monolithique. En revisitant la théorie de la « distinction » de Bourdieu pour prendre en compte le rôle de la classe et de la race, nous verrons comment les pratiques de consommation de cette famille permettent à ses membres de revendiquer les valeurs de respectabilité des classes moyennes sans trahir leur identité noire, en se distinguant à la fois des Noirs pauvres et des blancs de classe moyenne qui menacent leur position sociale.

Serving up the American South: The Intersectional Politics of Barbecue in Food Media – Akim Kultu et Eva Rüskamp (Albert-Ludwigs-Universität Freiburg)

Les catégories de race, de classe et de genre, façonnées par les migrations forcées, l’esclavage et la ségrégation, informent la culture du Sud des États-Unis de manière significative. Un plat comme le barbecue, vecteur de sociabilité et de nostalgie, porte ainsi la marque d’une histoire complexe et douloureuse. Cet article analyse la façon dont les émissions culinaires sur le barbecue (diffusées, entre autres, sur Netflix) tendent à effacer le passé inconfortable de ce plat et, plus largement, à dissimuler les réalités sociales qui sous-tendent les pratiques alimentaires dans le sud des États-Unis. Notre hypothèse est qu’une approche critique de ces représentations, qui font du barbecue un spectacle, à la fois plat et événement communautaire, peut contribuer à la compréhension des enjeux intersectionnels propres à cette région.

Rejecting Shame: Fat Activism, Social Media, and Food Performances – Sabine Elisabeth Aretz (Universität Bonn)

Né dans les années 1960, le mouvement qui vise à rejeter la stigmatisation des corps gros  (« Fat Activism » en anglais) demeure fragmentaire et controversé. Dans ses incarnations contemporaines, il se manifeste principalement sur les réseaux sociaux et s’inscrit ainsi dans un espace mondial ouvert qui met en scène la vie quotidienne de ses militant·es. Les « Fat Studies » ne se sont guère intéressées à cette présence en ligne des militant·es par le biais de la représentation de la nourriture et de l’acte de manger. Cet article analyse ces performances alimentaires comme des actes de résistance. Le fait de documenter et de rendre publique la consommation joyeuse de nourriture conçue comme « malsaine » manifeste un refus de la stigmatisation. Les trois études de cas choisies – Christy Collins, Candy Godiva et Marissa Matthews – permettent, à travers une approche inspirée de l’étude des mouvements sociaux, de décrire les mécanismes de ce rejet de la honte.

COMPTES-RENDUS (Resp. rubrique : Frédéric Heurtebize)

Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Le triomphe de l’injustice. Richesse, évasion fiscale et démocratie, Paris, Seuil, 2020, 336 p. (par Damien Larrouqué) 

William Genieys, Gouverner à l’abri des regards. La réussite de l’Obamacare, Paris, Presses de Sciences Po, 2020, 380 p. (par Maxime Chervaux)

Jack Noe, Contesting Commemoration: The 1876 Centennial, Independence Day, and the Reconstruction-era South, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2021, 232 p. (par Aurélie Godet)

Daniel Cicera, Guy Groux et Mark Kesselman (dir.), Regards croisés USA-France. Mouvements et politiques en temps de crise, Nancy, Editions de l’Arbre bleu, 2022, 234 p. (par James Cohen)

Robinson Woodward-Burns, Hidden Laws: How State Constitutions Stabilize American Politics, New Haven, Yale University Press, 2021, 355 p. (par Maxime Chervaux)